Voici le récit, à peine résumé, de ma rencontre avec le glioblastome qui a emporté ma femme, Sylvie, à 57 ans, en novembre 2019, 3 ans au moment où j’écris ces lignes.
J’ai rencontré Sylvie le 1er octobre 1982, le jour de la rentrée dans notre école d’ingénieur. Nous étions alors en couple, elle depuis plusieurs années, moi depuis quelques mois. Nous sommes rapidement devenus amis. Une fois célibataire, j’ai tenté de me rapprocher d’elle. Nous sommes devenus amants. Puis amoureux. Quelques mois plus tard, elle a rompu et nous nous sommes installé ensemble. Pendant 36 ans. Nous avons eu 3 enfants. 2 garçons puis une fille. Après notre deuxième garçon, c’est moi qui ai trouvé son cancer du sein. Elle avait 30 ans. Elle s’est battu, et hop, fini le cancer, même si son corps en portait les traces.
Nous nous sommes marié, après 22 ans de vie commune. Nous attendions que nos enfants soient grands et s’en souviennent. Nous avons construit, et réussi, nos carrières professionnelles, en parallèle. A l’approche de notre fin de carrière, refusant d’entrer dans le cercle infernal des postes de direction et des compromissions que cela implique, nous avons décidé de démissionner, de créer chacun notre entreprise, de quitter Toulouse pour aller nous installer au vert, dans notre maison de campagne. Ensemble. Toujours.
Je l’ai fait début 2019. Sylvie devait le faire en fin d’année. Son contexte professionnel se tendait, mais elle souhaitait finir proprement. Elle était un peu fatiguée. Le changement. Sans doute. Peut-être. Peut-être pas. Nous avons passé deux semaines de vacances en août, en Irlande. Elle était toujours un peu fatiguée. Une fin de sieste a été bizarre. Comme elle faisait parfois du somnambulisme, on a pensé que c’était ça.
La dernière photo « heureuse » prise en Irlande. Sylvie a été enterrée moins de 4 mois après cette photo
Au retour de vacances, elle a passé deux jours au travail. Les derniers. Elle avait oublié tous ses mots de passe, et me disait qu’il y avait des problèmes avec le service informatique. Il ne lui restait plus qu’un séminaire de trois jours à Paris, mi-septembre, et ce serait fini. Je me disais que c’était la fatigue, le stress, et j’avais hâte qu’elle ait fini. Son pot de départ était programmé le jeudi, le dernier jour des 3 jours parisiens. Il n’a jamais eu lieu.
Elle a commencé à me dire des trucs très bizarres : « je n’aurai pas besoin d’emporter le pistolet pour aller à Paris » ; « on a combien de pioupious ? » ; elle m’a parlé de Anne et Jean-Pierre. Je lui disais qu’il fallait aller chez le médecin, elle se ressaisissait. « Tu sais bien que je confonds les noms ». C’était vrai. Elle voulait parler d’Annie et André, nos amis. Je stressais. Je perdais du poids.
Le 5 septembre, c’était l’anniversaire de ma mère, on a décidé de lui faire la surprise d’arriver chez elle, sans prévenir. Le matin, j’avais des coups de fil à passer, Sylvie a pris le volant. Au premier giratoire, en ville, elle allait trop vite. Pneu avant droit éclaté. Je lui ai dit que ce n’était pas grave, qu’on n’irait pas voir ma mère, qu’elle n’était pas prévenue. Elle m’a répondu qu’on avait un rendez-vous l’après midi. Je lui ai dit qu’on n’en avait pas, et qu’on allait se rendre chez le médecin. Elle l’a accepté. Cet accident mineur sur ce giratoire nous a peut-être sauvé la vie. Que ce serait-il passé si elle avait continué à conduire, et roulé plus vite ?
La médecin nous connaissait depuis longtemps. Je lui ai dit que ma femme n’était pas dans son état normal. Je lui ai raconté. Sylvie lui a dit que c’est vrai, elle n’était pas très bien. Le médecin en a conclu que c’était le départ de notre fille, à l’autre bout du monde, qui lui créait cet état. Elle lui a néanmoins posé le questionnaire que j’imagine on pose pour les maladies type Alzheimer. A la question « qui est Président de la République », Sylvie a répondu « Sarkozy ». Nous faisons un peu de politique. Nous participons activement à toutes les élections. Elle ne pouvait pas se tromper. J’ai vu la médecin changer de couleur. Elle est restée sur la même ligne, mais a prescrit un scanner du cerveau. J’ai quitté le médecin en lui disant « rendez-moi ma femme ». Trois mois plus tard, jour pour jour, c’était l’enterrement.
Rentrés à la maison, Sylvie était joyeuse. J’ai pris le rendez-vous pour le scanner pour le vendredi de la semaine suivante. Dans la journée, elle m’a dit « Je pense que je n’ai rien au cerveau ». Nous avons passé le week-end. La dernière fois où nous avons fait l’amour. Un peu bizarrement, je n’entre pas dans les détails. Jusqu’à sa mort, elle n’aura plus de geste de tendresse. A part une fois où elle m’a passé un doigt dans le cou.
Elle prenait l’avion le mardi matin pour Paris. Pour 3 jours. J’ai du l’aider à faire son sac. Ce qui n’arrivait jamais. Je pensais, j’espérais, que c’était de la fatigue. Le stress. Peut-être un burn out. J’attendrai son retour, en espérant que ça irait mieux, une fois ce travail terminé. Le mardi matin, en partant à l’aéroport, elle m’a interrogé plusieurs fois sur son billet d’avion. Je lui ai dit qu’elle l’avait sur son téléphone. Comme elle insistait, je lui disais qu’elle pouvait ne pas aller à Paris. Elle voulait y aller. Elle est partie. Dans la journée, elle m’a tenu au courant de ses déplacements. Comme on le faisait habituellement. Ou presque. On s’accroche à ce qu’on peut.
Le soir, pas de nouvelles, je lui passe un message. Je lui demande si elle est à son hôtel. Elle me dit qu’elle est à la gare. Son hôtel est proche de la gare de Lyon. Je m’inquiète vraiment. Je l’appelle. Elle me répond. Je finis par la guider jusqu’à son hôtel. Je lui demande de me rappeler. Elle ne me rappelle pas, je l’appelle. Elle est dans sa chambre, il y a eu un problème de clé, mais ça y est, elle est dans sa chambre.
Aurais-je du la garder à Toulouse ? La convaincre de ne pas aller à Paris ? Je préfère penser que je lui ai offert sa dernière journée de liberté, de vie.
Le mercredi matin, pas de message. Je pars comme prévu dans notre maison de campagne, où j’ai plein de trucs à faire. Je suis inquiet. Je stresse. Je rentre plus tôt. Je suis sur la route quand mon portable sonne. Je regarde le téléphone. C’est André qui appelle. Avant de décrocher, je sais que ma vie a basculé. André a des contacts avec la structure professionnelle de Sylvie. Ses collègues ont appelé André, car ils ont trouvé, en discutant entre eux, que Sylvie n’était pas dans son état normal. Ils ont cherché à l’appeler, elle n’a pas répondu. Ils n’ont pas mes coordonnées, donc ils sont passés par André.
Je m’arrête, j’appelle l’hôtel qui ne répond pas, Sylvie ne répond pas non plus. Je roule. Je m’arrête encore. J’appelle encore l’hôtel. Pendant que je discute avec le réceptionniste, Sylvie arrive. Il me la passe. Je lui explique la situation, les collègues, les interrogations sur son attitude. Elle me dit s’être rendu compte que ça n’allait pas très bien, mais pas à ce point. Je lui dis d’aller dans sa chambre, d’allumer son téléphone et d’attendre ses collègues.
Je préviens ses collègues, j’appelle aussi notre fils, qui vit à Paris. Tout le monde se retrouve dans sa chambre. Ils appellent les urgences, direction La Pitié Salpétrière. Pas question de lui faire prendre l’avion dans cette situation. Je décide de monter à Paris.
J’arrive aux urgences vers 22h. Les urgences la nuit à Paris, c’est impressionnant Le scanner a montré quelque chose, mais ils ne savent pas quoi. Ils la gardent. Je fais une bise sur le front à l’interne qui s’est occupée d’elle. Je lui dis qu’en gros, j’ai perdu espoir. Elle tente de me rassurer. Je passe deux jours avec Sylvie, sauf les nuits, divers examens. Le vendredi après-midi, le responsable du service arrive pour nous voir. Le diagnostic est le même : il y a quelque chose, on ne sait pas quoi. A un endroit qui n’est pas opérable. Comme nous sommes sur Toulouse, il va nous mettre en rapport avec le service de Toulouse. J’essaie ce qui seront mes derniers espoirs, en discutant avec lui pendant qu’il copie les fichiers, en évoquant une tumeur à réduire. Il me dit qu’on peut essayer de contenir la tumeur, pas la réduire. Il a une tête qui ne pousse pas à espérer. C’est à ce moment-là, je pense, que j’ai définitivement perdu tout espoir.
Pour prendre l’avion, Sylvie est très fatiguée, et arrive à peine à marcher. A Orly, elle dort. Je demande un fauteuil roulant, qui nous accompagne pour prendre l’avion et pour en descendre. A l’arrivée, elle s’est un peu remise, marche jusqu’à la voiture, et idem à la maison.
La nuit, je découvre son incontinence. C’est pire la nuit suivante. Je deviens un expert pour changer les draps et doucher Sylvie. Elle est hagarde. Je la recouche, et je lance le lave-linge. Je cherche les couches pour adultes au super marché, et je les mets à Sylvie quand je la couche, le soir. Déjà, je l’aide à s’habiller, à se déshabiller, la toilette, etc. Avez-vous déjà tenté de laver les dents d’un autre adulte ? De le ou la faire boire au bol ? Je sais, il y a bien pire. Je l’ai fait aussi.
Les premiers rendez-vous sont pris. Il faut faire une biopsie. Le résultat tombe, le professeur m’appelle, il me donne le nom de la maladie. Je ne l’enregistre pas. Il me dit que c’est le pire. On n’en connaît pas l’origine, on ne sait pas la soigner. C’est en fait mon premier contact avec le glioblastome. Aucun espoir. Je ne suis pas surpris. Je vois son état se dégrader. Le médecin me dit qu’elle aura chimiothérapie et radiothérapie, que les protocoles vont se mettre en place, on aura des rendez-vous à l’oncopole de Toulouse. Je lui demande s’il est vraiment utile de faire quelque chose. Il me dit que moralement, on ne peut pas ne rien faire. Au final, on ne fera rien. Son état s’était trop vite dégradé pour faire quoi que ce soit.
Quand on a des enfants, et qu’ils sont malades, on s’efforce, un ou deux jours après la prise des premiers antibiotiques, de voir si la situation s’améliore, si les symptômes baissent. Ici, c’est l’inverse. Je vais commencer à guetter les signes d’aggravation. Qui sont là. D’un jour à l’autre, ou de deux jours en deux jours, son état de santé se dégrade.
Sylvie me dira deux choses, à quelques jours d’intervalle. D’abord « si je disparais, tu toucheras des sous ? ». Je ne sais plus ce que je lui ai répondu. Puis « si je disparais, tu trouveras quelqu’un ». C’est une recommandation, pas une question. Je lui dis qu’elle est ma raison de vivre.
Elle perd ensuite un peu sa motricité, sa capacité d’expression. Je l’aide de plus en plus dans les tâches quotidiennes. Se lever, se laver, manger. Ses goûts ont changé. Elle n’aime plus les mêmes yaourts. La prise des médicaments est un vrai calvaire. On passe aux médicaments en sirop. Elle dort de plus en plus. C’est effrayant de voir comment quelqu’un peut évoluer aussi vite.
Notre fille revient du bout du monde pour être à mes côtés. On est mi-octobre. Sylvie est toute confuse quand elle voit sa fille, mais n’est pas capable de lui parler. Je me fais prescrire un fauteuil roulant et un lit médicalisé par notre médecin traitant, je fais appel à un cabinet d’infirmière, à des ambulances. C’est terrible d’aller commander un fauteuil roulant. C’est encore plus terrible quand on le ramène.
Quand le radiologue lui demande si elle comprend, elle lui dit que oui. Quand je fais part de mes doutes, elle se tourne vers moi, et elle me dit « si ». Je continue à douter aujorud’hui.
Je pense qu’elle ne s’est pas rendu compte de ce qui lui arrivait. Ma hantise était qu’elle en soit consciente, et qu’elle me demande de l’aider à mourir. Elle ne l’a pas fait pas. Je ne sais pas ce que j’aurais fait.
Quasiment depuis le début, et surtout depuis son retour à Toulouse, les médecins se sont souvent adressé à moi, savoir comment j’allais, faire attention à moi, etc. C’est signe qu’ils se concentrent sur les vivants, pas sur ceux qui vont mourir.
Parfois, après l’avoir couchée, je travaille sur le discours qui sera lu à son enterrement. Un autre soir, je demande à mon fils aîné, venu pour voir une dernière fois sa mère vivante, et à ma fille, où va-t-on l’enterrer ? Nous décidons que ce sera dans mon village d’origine, en Corrèze.
Un soir, on n’arrive pas à la réveiller pour la faire manger. L’infirmière appelle les pompiers. Nuit à l’hôpital. Elle revient le lendemain. Même chose le lendemain matin. Les pompiers. Le pompier demande à l’infirmière « c’est une dame en fin de vie ? ». L’infirmière me regarde et dit au pompier « vous pouvez parler ». Elle quitte la maison pour la dernière fois. Elle part à l’hôpital, puis à l’oncopole. Elle mange le soir, son dernier repas. Elle dort ensuite tout le temps, je comprends que c’est le coma. Nous allons la voir tous les jours, environ 2 heures le matin, un peu plus l’après-midi. Le 30 novembre matin, quand nous arrivons, nous constatons qu’elle respire fort et vite. Nous appelons l’infirmière, puis plus tard le médecin. Ils jugent qu’elle ne souffre pas. Nous ne restons pas. Nous décidons de revenir l’après-midi, un peu plus tard. L’hôpital m’appelle vers 14h. « Elle est partie, paisiblement ». Le matin, en fait, c’était son agonie. On ne comprend qu’après. La veille, l’aide soignante m’avait demandé d’apporter des vêtements. Je les ai donc apportés le matin de sa mort.
Nous avons choisi le cercueil, et organisé les cérémonies. Une à Toulouse, pour les amis et les relations professionnelles, une en Corrèze pour la famille. Cela a été assez réussi. Elle aurait été contente. Elle était fataliste. Je pense qu’elle aurait considéré sa mort comme une belle mort.
Cela fait maintenant 3 ans. Au début, je pleurais tous les jours, puis cela s’est espacé. Je ne pleure presque plus. Dès les premiers signes de la maladie, j’ai fonctionné au quotidien, un jour après l’autre. Le cerveau avait effacé notre vie d’avant, notre vie heureuse. Au bout de quelques mois, après sa mort, les bons souvenirs sont remontés à la surface. Ils remontent encore. Un livre, un papier trouvé, un document, des petits riens ravivent la mémoire. C’est douloureux. Je laisse monter la douleur, pour la laisser descendre ensuite. Il m’a fallu des mois pour comprendre que si son état se dégradait très vite après la fin septembre, en fait, ça avait débuté dès la fin août. Par exemple, entre l’accident de voiture et la montée à Paris, elle avait beaucoup perdu.
Aujourd’hui, je vis. Je vais aussi bien que possible. En fait, ma vie s’est terminée avec sa mort. Ma première vie. J’en vis une autre maintenant. Mes enfants en sont le trait d’union.
Mes enfants sont en forme et avancent dans leur vie. J’ai une compagne. Cela se passe très bien. Nous ne vivons pas ensemble, mais nous nous rapprochons, de plus en plus. Nous verrons ce que l’avenir nous réserve. Je conduis mes projets, personnels et professionnels, du local à l’international. En fait, pour me guider, je me dis que je vis pour nous deux. Et je suis persuadé que Sylvie approuverait mes choix. Elle avait dit qu’elle m’accompagnerait dans mes déplacements internationaux. Elle le fait dans ma tête.
Peu de temps après sa mort, j’ai dit à mes enfants que le jour où ce serait mon tour, ils en fassent le minimum. Qu’ils se protègent. Et qu’ils respectent ces principes, même si, à ce moment-là, je leur dirai le contraire.
J’ai fait poser une plaque sur sa tombe. Elle est enterrée entre mes deux grands-parents. Je ne sais pas où je me ferai enterrer. Je l’emmènerai avec moi. Un cercueil, ça se déplace.
Avoir écrit ces quelques pages me permet d’avancer dans le travail du deuil. Je ne me suis pas fait accompagner, ni pendant la maladie, ni après. Je ne sais pas si c’est bien. J’ai eu le support constant de ma famille, notamment mes sœurs Dany et Dody. Un groupe d’amis a été très présent, André, Annie, Didier, Dominique, Eliane, Georges, Lucie, Philippe, Virginie, j’en oublie certainement. J’avais aussi demandé à certains d’entre eux, proches, mais pas trop, pour garder leur distance, de me surveiller sur les plans personnel et professionnel. André et Philippe ont fait ce job.
Je remercie tout le monde. Le personnel médical a été très bien.
C’est juste cette maladie qui est une horreur. Profitons de la vie.
Didier